Chère Dorothy

Ça fait quelque temps que je songe à te tracer dans une grande lettre un portrait fidèle de Tessa, que j’aime tant et avec qui j’espère passer le reste de ma vie. Mais elle n’est pas facile à décrire, elle change de façon si radicale du jour au lendemain, à la fois chaleureuse et insaisissable. Personne ne peut la coincer, la revendiquer. Avant, dans mes lettres, je te décrivais les diverses filles avec qui j’avais des liaisons et en particulier Linda, que nous voyons encore souvent. En relisant ces lettres, je m’aperçois que j’ai réussi son portrait, elle y est réelle et dépeinte avec précision. Mais pour Tessa, qui, et ça lui ressemble bien, se fait aussi appeler Tess, Les, Leslie, Buzz, the Blizzard[13], et Dieu sait quoi encore, je ne trouve pas grand-chose d’incontestable à dire. Elle a dix-huit ans (je crois… c’est ce qu’elle prétend, mais quand je l’ai rencontrée, son amie Ginger m’a affirmé qu’elle en avait dix-sept), de jolis cheveux noirs doux et épais, des yeux verts (dit-elle, ils me semblent plus foncés que ça), elle est svelte (cinquante kilos selon elle, plutôt quarante-huit selon la balance) et adroite, étant donné qu’elle a fait beaucoup de cheval et de kung-fu, un sport qui ressemble au judo… sinon, elle s’y connaît en armes, en sciences appliquées, en médecine vétérinaire, en mécanique auto ; elle est vachement mignonne, exquisément mignonne, même. Elle a un vocabulaire et une maîtrise des mots impressionnants : elle a déjà placé un article et se consacre à l’écriture de fiction, et plus particulièrement de science-fiction. Elle a fréquenté une école spéciale pour surdoués, elle dit avoir un QI très élevé et je suppose que c’est le cas (au moins 150). Je ne la comprends pas parce qu’elle n’est… pas réelle, en un sens, comme si je l’avais imaginée dans ma tête. Tu sais, c’est moi qui ai écrit les trois lettres, les deux censées être de sa main et la mienne qui parlait de nos activités telles que la convention mondiale à L. A. Tessa est une projection, un fantasme destiné à satisfaire mes désirs, une projection de mon anima, ici dans la dernière partie de ma vie. Tessa est la fille que j’ai toujours cherchée sans jamais la trouver et que je ne trouverai jamais.

D’un autre côté, peut-être Tessa est-elle réelle, en un sens, et que seuls mes problèmes psychologiques m’amènent à croire que je l’ai inventée. Je crois la voir assise dans notre salon (ou dans mon salon) à lire son exemplaire d’Intellectual Digest qui vient d’arriver. Et à fumer. Et à boire une tasse de café. Elle est pieds nus, elle porte des jeans et un corsage en tissu imprimé. Je ne l’ai probablement pas sortie de mon imagination, mais elle a quelque chose d’étrange, de bizarre, de surnaturel. Un mystère plane sur notre rencontre. Je crois qu’une organisation secrète a conspiré pour arranger notre rencontre, planifiant minutieusement une situation qui me permettrait de la découvrir mais peut-être pas de la ramener pour toujours chez moi, comme je l’ai fait le jour où je l’ai rencontrée à une fête chez Ginger. Toute cette fête a été organisée pour que Tessa et moi nous nous rencontrions. C’a été combiné par beaucoup de personnes invisibles que ni moi ni Tessa ne connaissions, sinon à peine de vue. Pourquoi ont-ils fait ça ? Depuis des mois, peut-être plus d’un an, cette organisation m’étudie, essaye d’en apprendre assez sur mon compte pour déterminer si je dois être puni, si j’ai mené impunément une vie criminelle, ou au contraire si j’ai été quelqu’un de bien à qui on a fait du tort et qu’on a grugé, puis récompensé. Ils m’ont étudié, ont trouvé que j’avais été quelqu’un de bien à qui on avait fait du tort, et ont déterminé ce qui pourrait constituer réparation. Me rendre les affaires qu’on m’a volées ? Quand je vivais à San Rafaël, un membre de cette organisation, qui s’appelle je crois (sans en être certain) Solarcon  – le membre en question répondait au nom de code de Solarcon 6  –, m’a assuré qu’il pourrait récupérer ma collection de timbres et le reste, que l’organisation en retrouverait la trace et punirait ceux qui m’avaient dévalisé. J’ai refusé. Je ne voulais pas récupérer mes affaires et je ne voulais pas qu’on punisse les voleurs. Ici, Solarcon m’a recontacté, m’a étudié encore un peu, jusqu’à parvenir à une décision et m’a invité à une fête sur la plage le 15 juillet (me semble-t-il). « Nous voulons que vous fassiez la connaissance de quelqu’un », m’ont-ils dit (ou plutôt cette fille, Ginger), et ils m’ont présenté Tessa. J’imagine que je suis paranoïaque. Mais Tessa trouve que cela explique de façon raisonnable ce qui lui est arrivé à elle. Nous n’en sommes pas sûrs. Nous en avons beaucoup discuté. Quelques jours avant la fête, le Yi King m’avait prévenu de ce qui allait s’y passer lors d’une séance de plus de cinquante questions-réponses. J’en avais une idée relativement précise : soit, si la décision m’était défavorable, on me tirerait dessus, soit on me récompenserait. On me dévoilerait une adorable fille aux cheveux noirs, mais avant la fête je pensais qu’il s’agirait plutôt de quelqu’un que j’avais déjà connu et perdu. Or il s’est trouvé que c’était une fille que je n’avais jamais rencontrée, une fille bien plus jolie et plus charmante. Tessa me dit qu’elle est enceinte, mais je n’en suis pas sûr. Ni elle ni moi n’avons l’air sûrs de grand-chose, nous tirons en quelque sorte des conclusions sur la réalité, comme des personnages d’une pièce de Beckett. Mais peut-être tout le monde fait-il cela. Que pouvons-nous vraiment tenir pour certain ? Je sens la chaleur du cœur de Tessa qui bat contre ma poitrine quand je la tiens contre moi, je sens ses bras minces et forts qui m’entourent et me serrent. Si je peux être sûr de quelque chose, alors je suis sûr de ça. Mais peut-être me trouvé-je dans une existence postérieure à la vie genre Bardo Thödol, peut-être m’ont-ils tué ci que ma récompense – Tessa  – m’est donnée dans une vie après la mort. Quoi qu’il en soit, Tessa est avec moi. Elle dit qu’elle restera avec mot à partir demaintenant. Je ne suis pas sûr que ce soit vrai.

À la base, il y a à propos de Tessa un mystère immense que je ne parviens pas à résoudre, quelque chose d’étrange et de caché. Je bâtis théorie sur théorie pour expliquer ce phénomène et elle admet à chaque fois, avec réticence, que j’ai raison, qu’elle m’a menti et que cette fois j’ai découvert la vérité. Puis, pendant la nuit, je m’aperçois, inconsciemment semble, t-il, que je n’ai pas vraiment découvert la vérité à son sujet, alors je me réveille, je la réveille et je l’accuse de me mentir encore. Elle le reconnaît, au supplice. Je suggère alors une nouvelle théorie, encore meilleure. Elle y adhère d’un air malheureux et fournit des détails que j’avais occultés ou oubliés et qui en confirment le bien-fondé. Le lendemain, je m’aperçois que cette théorie-là aussi est fausse et, sous la contrainte, elle l’admet et m’explique pourquoi, de façon fort convaincante. Maintenant je n’ai plus de théorie. Pendant un temps, je l’ai emmenée voir les gens de la santé mentale, la croyant dérangée, un cas sans doute classique d’hystérique qui ne sait pas qu’elle ment. Elle était aussi d’accord avec ça. Je l’ai emmenée chez un généraliste, où elle a reconnu qu’elle se droguait. Ce qui expliquerait tout. Mais ce n’est pas vrai : il n’y a pas de drogue ici, dans l’appartement. Un neurologue a parlé d’épilepsie et de dysfonctionnement du métabolisme cérébral Ce qui n’est pas vrai non plus. Elle avoue maintenant que chacun de ses mensonges était calculé et délibéré. Elle a admis des choses affreuses, des choses que personne n’oserait admettre, pour reconnaître plus tard qu’elle mentait délibérément, sans pouvoir m’expliquer pourquoi. Ou me dire ce qu’elle cachait, si tant est qu’elle cachait quelque chose. Je ne sais pas si elle ment à ce sujet, quand elle disait qu’elle mentait délibérément et qu’elle le savait, qu’en fait elle ne cache rien. Peut-être ces manières fuyantes lui viennent-elle de sa mère qui, c’est mon opinion actuelle et elle a stupéfié Tessa quand je lui en ai fait part, est une héroïnomane de longue date. Les junkies mentent tout le temps comme ça, surtout à ceux avec qui ils vivent, parce qu’il leur faut cacher leur dépendance, le fait que pour se fournir en héroïne ils pillent les ressources financières des personnes qui, soi-disant, leur sont chères. Grandir avec une droguée qui n’a jamais avoué sa dépendance, même à sa propre fille, pourrait expliquer pourquoi les mensonges de Tessa ne cachent rien, puisqu’il n’y a dans son cas ni dépendance ni pillage à dissimuler. Tessa est d’accord avec cette théorie, comme elle l’a été avec toutes les autres. Elle a aussi un ex-ami qui passe de temps en temps, qui lui fait peur et (dit-elle) a menacé de la battre parce qu’elle est enceinte, qui la battra si elle ne se fait pas avorter  – et elle ne fera pas. Je ne sais pas jusqu’à quel point je peux la croire, elle change tout le temps d’histoire. Quelle réalité cache-t-elle ? Aucune, peut-être. Peut-être pour Tessa n’y a-t-il pas de réalité.

La police de San Rafaël s’imaginait que je connaissais la raison du cambriolage de ma maison en novembre, elle croyait que je savais qui avait fait le coup et ce qu’ils avaient « vraiment » pris. Je l’ignorais. Peut-être Tessa ne sait-elle pas. Peut-être qu’inconsciemment elle sait mais sans parvenir à le reconnaître, peut-être qu’elle a des faux souvenirs du genre hystérique… Peut-être est-ce moi qui ai fait le coup à San Rafaël. Un des policiers m’a accusé d’avoir agi sous l’influence d’une suggestion posthypnotique et voulait m’administrer du penthotal. Il est même parvenu à comprendre qui me contrôlait : une femme que je connaissais et qui appartenait à la John Birch Society[14]. Il avait raison. Elle l’a fait par téléphone, une nuit. Une nuit, je suis resté debout chez moi, sans aucune lumière. J’ai décroché deux fois le téléphone : il ne fonctionnait pas. À cinq heures trente du matin, il sonne. C’était Jane B., bien éveillée, qui m’a parlé rapidement, persuadée de toute évidence que je lui répondais dans un état de sommeil profond et donc de suggestibilité. Ce qui n’était pas le cas. Une fois, tandis qu’au téléphone Jane me disait que je me sens tirais bientôt épuisé et incapable de travailler à mon discours, etc., Stéphanie l’a écoutée sur l’autre poste. Jane m’annonçait que j’allais bientôt mourir d’épuisement et de tristesse. Tout de suite après, j’ai demandé à Steph ce qu’elle en pensait. Elle n’avait rien entendu. Je m’en souviens encore. Pourtant, quelques semaines plus tard, son état de santé s’est détérioré et il a fallu l’emmener à la Marin Open House, le centre pour drogués. Je ne l’ai jamais revue. A-t-elle par accident repris à son compte les suggestions hypnotiques que Jane me destinait ? Jane voulait remplir mon discours canadien de l’idéologie de John Birch. Elie m’a offert de l’argent, m’a demandé  – avec beaucoup d’insistance  – si elle pouvait m’accompagner. Elle m’a fourni de la documentation plus ou moins secrète pour mon discours et j’ai fait semblant de me servir de ces nouvelles théories rudimentaires sur la psychose et la drogue que prêchent les Birchers. Des trucs de dingues. J’ai fait semblant d’en rendre compte, mais j’ai écrit dans mon discours quelque chose de tout à fait différent, tout en mentionnant leurs vilaines théories. Elle ne l’a jamais lu ni entendu et aujourd’hui encore se demande ce que j’y raconte. L’agent de Solarcon à San Rafaël qui travaillait avec moi était tellement persuadé que je courais un danger, que je ne parviendrais jamais à Vancouver pour prononcer ce discours, qu’il m’a fourni un pistolet pour ma défense, et plus tard il m’a proposé de m’y conduire lui-même en voiture sous la protection de plusieurs de nos amis. J’y suis arrivé quand même. Au fait, le père de Tessa a eu des responsabilités au sein de la John Birch Society. Elle comprend tout ça, enfant elle a bouffé du coco et vu dans la maison familiale les Minutemen de la région, ces membres de l’armée de guérilla illégale, qui manipulaient leurs armes, leurs silencieux, etc. Je ne sais pas ce que tout cela implique. Ginger, la fille qui m’a présenté à Tessa, est une intime de la mère de Tessa, dont cette dernière a peur et qu’elle hait. Ginger a sympathisé avec les réactionnaires de la science-fiction, des auteurs comme Poul Anderson et Randall Garrett : je l’ai rencontrée à la Westercon. Peut-être appartient-elle à une faction de droite de la science-fiction qui s’est regroupée autour de Bob Heinlein. Je le crois, mais une fois encore je n’en sais rien. Vendredi dernier (le 29), le soir, Norman Spinrad et moi avons parlé trois heures en direct sur la radio KPFK de L. A., la plupart du temps sur le thème choisi par l’animateur : le fascisme en science-fiction. Norman vient de publier un livre de SF qui se prétend, disent les notices publicitaires, écrit par Adolf Hitler. Ce qui revêt une certaine importance pour moi, à cause du Maître du Haut-Château. Nous avions dix lignes téléphoniques pour passer les auditeurs en direct, et nous n’avons pas arrêté de dénoncer Heinlein, comme beaucoup de ceux qui ont appelé. C’est dangereux. Mais nous l’avons fait. Tessa se trouvait là, ainsi que Linda. C’était tendu mais excitant. En ce qui concerne la politique, Tessa n’a pas vraiment d’opinions. Mais elle a apporté tous ses bouquins d’Ayn Rand[15], désormais rangés dans notre bibliothèque. À la radio, Norman, tandis qu’il parlait d’un nouveau projet d’exploration spatiale non militaire, a affirmé qu’il croyait Ayn Rand mêlée à l’affaire. Tessa pense qu’il a raison. Il y a une société secrète Ayn Rand dans le pays, une organisation révolutionnaire illégale. Est-ce Solarcon ? Possible, d’après Tessa. Elle pense, sans en être certaine, que Solarcon est liée d’une façon ou d’une autre avec ce genre de groupes. C’est tout le problème avec les organisations politiques révolutionnaires, secrètes, illégales et armées : on ne peut jamais être sûr.

Nous, Tessa et moi, avons très peur, mais je pense que c’est normal. Nous avons tous les deux chacun de notre côté vécu des expériences dangereuses et effrayantes, et nous aurons peut-être à en affronter d’autres ensemble. Mais nous sommes heureux, pleins d’amour et de confiance, même si je ne la comprends pas et si elle dit qu’elle ne se comprend pas elle-même ; nous sommes extrêmement heureux et actifs. Nous voyons des gens, nous sortons, je donne des conférences et Tessa écrit. Mais j’ai  – nous avons tous les deux  – connu un sacré retour aux cauchemars du passé. Il y a deux semaines, un agent des stups sous couverture, spécialisé dans les filières d’héroïne, est venu passer la soirée avec nous. C’est un ami de Linda. Il porte un pantalon d’écarlate brillant, a de longs cheveux noirs… il nous a emmenés en virée dans sa voiture des stups au moteur gonflé, avec son flingue, ses menottes, sa radio et ses jumelles. Il a amené Linda menottes aux poignets dans un magasin de vins et spiritueux. En revenant, il a conduit comme un fou et a klaxonné en passant devant une voiture de police garée le long du trottoir. Linda était terrifiée, mais Tessa et moi nous nous amusions bien, nous savions bien que l’agent n’était pas soûl du tout. Nous ne savons pas à quoi il jouait. Il m’a donné sa carte afin que je puisse l’avertir ou le contacter si j’en éprouve le besoin. Il y a beaucoup de drogues qui circulent dans le coin, principalement de l’héroïne, et George a déjà participé à un coup de filet. C’est un quartier si haut de gamme et si respectable que les gros dealers d’héroïne y ont rappliqué. Il y a des véhicules banalisés de la brigade des stups un peu partout. On s’attend à de nouveaux coups de filet. Pourquoi George m’a-t-il donné sa carte ? Il ne l’a donnée à personne d’autre, même Linda ne l’a jamais vue. Contrairement à George, Tessa m’a conseillé de ne jamais l’avoir sur moi. Est-ce qu’il y a quelque chose en cours ? Peut-être que non. Comme au Canada, je participe ici à la lutte contre la toxicomanie, ainsi j’ai collaboré à la préparation de la partie antidrogue du programme de notre candidat (démocrate) au Congrès. George est-il en service quand il vient boire (beaucoup) et plaisanter de façon suggestive avec les filles ? Je l’aime bien mais je ne le comprends pas. Je ne comprends pas grand-chose, il faut dire.

La réalité a ici une qualité plastique, non dans le sens habituel de ce mot, mais plutôt changeante et à moitié transparente, comme si parfois on pouvait voir des ruines à travers. Un cactus et une étoile au loin, de l’autre côté des yeux de celle que tu aimes. Il y a une nouvelle de SF comme ça : un type contemple avec amour les yeux de la fille qu’il a toujours désirée, et il voit Arcturus. Elle n’est pas là du tout. Est-ce que Tessa est ici ? L’univers est en carton, et si on s’appuie trop longtemps ou trop lourdement dessus on passe au travers. Certains de mes amis s’en sont aperçus aussi, je ne suis pas le seul. Peut-être souffrons-nous tous d’une psychose collective qui provoque en nous une sensation d’irréalité, peut-être faisons-nous subir à la réalité qui nous entoure un test incorrect, et que le dysfonctionnement est interne à notre système de perception, à notre cognition. Selon certaines rumeurs  – qui me sont parvenues de diverses sources, dont l’agent de Solarcon à San Rafaël et des militaires de retour du Viêt Nam  –, il existerait une nouvelle MST, incurable, qui entraîne une dégradation rapide et mortelle du cerveau. J’ai si souvent vu des gens au cerveau en train de cramer se transformer en machines réflexes répétant encore et toujours les mêmes actions futiles et inappropriées. Un ami médecin, qui travaillait dans le secteur public à San Francisco, m’avait appelé à San Rafaël pour me suggérer d’écrire une nouvelle de SF basée sur la présence dans l’atmosphère d’une toxine invisible, le plomb par exemple, qui cramerait le cerveau de la population de façon si subtile et si progressive que personne ne s’en rendrait compte. Ce qui donnerait des situations du genre : un homme va rendre visite à son ami Pete. « Oh, mais Pete est mort il y a deux ans », lui répond-on. « Ah ! Bon, ben, je repasserai le voir la semaine prochaine. » Et l’homme s’en va. À partir de ces choses épouvantables, de ces suggestions parfois excentriques, parfois affreusement précises, j’ai écrit mon discours de Vancouver, dans lequel j’oppose l’humain authentique à ce que j’ai appelé l’androïde, la machine réflexe. En ce moment même, on imprime ce discours pour le diffuser dans différents pays, à commencer par les États-Unis. Comme dans l’exemple fictif ci-dessus (où le type oublie qu’il est déjà au courant de la mort de Pete), j’y remarque une détérioration mémorielle et une réponse émotionnelle plate et inappropriée à la découverte, puis une action-solution complètement hors de propos (il réessaiera la semaine suivante). Ça, c’est l’androïde. Stéphanie, la personne la plus brillante que j’aie jamais connue, a travaillé avec moi sur cette histoire à San Rafaël. L’exemple de l’ami mort vient d’elle. Nous n’avons pas terminé l’histoire, malgré tous les autres exemples qu’elle a pu trouver (« Il y a un seul numéro dans l’annuaire, le même pour tout le monde. Quand vous le composez, on vous répond qu’il n’est plus attribué. Alors vous revérifiez dans l’annuaire et vous rappelez le même numéro et cette fois vous obtenez votre correspondant, sauf que ce n’est pas lui, mais vous vous en fichez ») parce que la brûlante intelligence de Steph s’est éteinte, a petit à petit rejoint le silence et le néant. Je devais littéralement la tirer du lit le marin, la forcer à s’habiller, la conduire dans un café pour qu’elle prenne un petit déjeuner, et même passer la commande pour elle. Elle ne sentait, ne faisait, ne pensait rien. Son esprit s’est éteint et ils sont venus l’emmener, comme je l’ai dit. Je me demande corn ment elle va maintenant. Je l’aimais beaucoup.

La seule réalité que je connaisse est la chaleur et le confort que nous avons ici, Tessa et moi, avec notre musique, Seymour et nos amis. Nous nous cramponnons l’un à l’autre, nous nous rassurons l’un l’autre comme si nous étions les derniers survivants. Non pas comme les derniers hommes encore en vie après la Troisième Guerre mondiale, mais les derniers survivants chaleureux et humains qui peuvent s’aimer l’un l’autre, rire, et s’attrister en cas de besoin. Nous ne sommes pas irresponsables quand il faut, comme sur KPFK, être responsables, mais en même temps nous refusons de nous laisser démoraliser ou préoccuper par des problèmes et des terreurs quand nous pouvons l’éviter. Je n’ai jamais été si occupé, si actif de ma vie, à discuter et à donner des conférences, et je n’ai jamais ressenti un amour si profond. Tessa et moi menons une vie de fous furieux, avec des journées épuisantes qui nous voient nous coucher à trois ou quatre heures du matin, dormir à poings fermés et nous lever en pleine forme, frais et dispos. Nous avons un chouette appartement, très agréable, dont nous prenons bien soin. Tessa comme moi sommes efficaces et productifs. Si je la perdais, tout serait terminé pour moi, et je crois qu’elle pense la même chose vis-à-vis de moi. Quand nous nous disputons, il nous arrive d’évoquer notre séparation, mais je la prends alors dans mes bras, je sens et j’écoute les sanglots de son cœur brisé et je sais que ni elle ni moi ne pourrons ou ne voudrons continuer à vivre seuls. C’est pour moi, enfin, une vie totale, un engagement total vis-à-vis d’une personne, d’une personne chaleureuse, tendre, adorable, avec des idées, une activité… Non une satisfaction passive mais une joie qui court, se précipite, galope à travers un pré ouvert et fertile mais nébuleux, nous deux main dans la main, suivis par un animal amical dont nous ne distinguons pas encore la forme, mais c’est réel, c’est là, c’est l’accomplissement. Théoriquement, nous ne disposons d’aucune explication satisfaisante. Autrement dit, toutes nos théories se valent. Peut-être notre société a-t-elle atteint le stade où la connaissance est trop importante, où on en sait trop, où il y a trop de données exactes : il n’y a pas une, mais plusieurs réalités, comme celles sur lesquelles j’écrivais. Nous vivons dans un roman de Philip K. Dick, désormais, nous autres. Surtout moi. Comme l’a dit Brian Aldiss, « Philip K. Dick est le premier à unir le rêve intérieur à la réalité extérieure ». Et aussi : « Phil Dick a fait dire à un personnage d’un de ses livres : “Tout ce qui a jamais été dit par quelqu’un est vrai.” » Eh bien, il est possible que, comme le critique de rock Paul Williams l’a dit un jour, j’ai fait plus que la moyenne pour façonner et définir la pensée de ce siècle. Je ne sais pas, je n’ai aucun moyen de déterminer si les univers des autres gens ressemblent aux miens. Il y a là un problème de communication, un problème terrible, et peut-être mon docteur de San Rafaël avait-il raison de l’attribuer à l’existence d’une psychose collective (il a dénié avec raison l’existence de la prétendue nouvelle parésie de cinq ans qui nous pourrit le cerveau), mais s’il y a un affaiblissement de la communication verbale, au moins subsiste-t-il la capacité de communiquer à un m’veau concret, physique : nous avons des problèmes avec nos processus de pensée abstraite parce que la pensée abstraite ne nous permet plus d’appréhender et de comprendre notre réalité, mais nous pouvons toujours tenir l’autre, le serrer dans nos bras, le réconforter, lui faire l’amour, le frapper et sécher ses larmes. Je ne nous crois pas schizophrènes. Je crois que nous sommes des gens qui avons essayé de faire notre chemin dans la vie par la pensée et qui nous rabattons maintenant sur les sentiments, sur la colère, l’amour, la peine et l’humour. Sur KPFK, Norman et moi avons défini à la fois les limitations et les défauts de la SF : j’ai décrit les deux types de cognition, la faculté concrète et l’abstrait, et avancé que la SF semblait former une espèce de troisième réalité combinée, située entre les deux et composée des deux, mais nouvelle et unique, à la fois concrète et abstraite. « Quand elle discute d’oranges, ai-je dit, la philosophie doit à un moment ou un autre se référer à une véritable orange. » Ce nouveau type de monde dans lequel nous évoluons n’est ni un monde abstrait et verbal discutant d’oranges, ni le monde concret de l’objet orange ; cette réalité multiple, déjà existante et composée, semble-t-il, à moitié d’hallucination et à moitié de réalité objective, on peut l’affirmer à la fois vraie et fausse, à n’importe quel moment : elle transcende la logique d’Aristote, comme la Loi d’exclusion du milieu : « Une chose est soit A, soit non-A », afin que nos pensées contrôlent quelque peu, mais pas totalement, la réalité ; comme tout le monde, le scientisme chrétien a à moitié raison.

On considère plutôt le terme « demi-vérité » comme péjoratif. Quand j’ai passé le Test multiphasique, j’ai été incapable de répondre à des questions structurées du genre : « Dieu est a/ bon b/ mauvais c/ entre les deux. » Toutes les réponses me semblaient correctes. À cette époque-là, je ne pensais pas de cette façon formelle et structurée, celle des personnes conformistes qui avaient conçu le test. Maintenant je ne pense pas différemment : je ressens différemment. Et mon monde est différent, lui aussi. Et il y a beaucoup de gens avec beaucoup de mondes différents, de même qu’il y a de nombreux systèmes de valeurs autorisés et plus un seul système officiel. À une époque, nous nous sommes battus pour une société libre dans laquelle chacun pourrait croire et s’exprimer à sa guise. La société est désormais plus libre en profondeur et chacun est libre d’avoir son propre monde idiomatique. Mais il ne s’agit pas des mondes solipsistes de sa création subjective, comme dans le cas des schizophrènes : chacun rêve, mais rêve sous contrôle  – non de l’objet, comme Santayana l’a affirmé un jour au sujet de notre expérience éveillée de la réalité  – mais sous contrôle des autres rêveurs. Ce qu’il nous faut donc combattre, c’est la paranoïa, cette prémonition erronée que les autres, tandis qu’ils rêvent, nous contraignent de façon hostile, violent notre propre rêve en aidant à le façonner. Il ne s’agit ni d’hostilité ni de coercition mais, forcément, d’une collaboration. Tout est là : nous devons façonner un rêve commun qui diffère pour et à cause de chacun de nous, mais qui doit s’harmoniser en ce sens qu’il ne doit ni s’exclure ni s’annuler de section en section. Comment y arriver, je n’en sais rien, bien entendu.

Peut-être n’est-ce pas possible. Tessa et moi avons commencé par des réalités conflictuelles, puis découvert que la réalité de l’autre s’effondrait quand nous la mettions à l’épreuve. Désormais, au lieu de détruire la réalité de l’autre, elle et moi en façonnons une pour nous deux. Si deux personnes rêvent le même rêve, celui-ci cesse d’être une illusion. Jusqu’ici, seul le consensus  – qu’une ou plusieurs autres personnes voient la même chose que vous  – permettait de distinguer la réalité de l’hallucination. C’est l’idios kosmos, le rêve privé, par opposition au rêve que nous partageons tous, le koinos kosmos. Ce qui est nouveau à notre époque, c’est que nous commençons à voir l’artificialité tremblante du koinos kosmos  – qui nous effraie par son insubstantialité  – et un début de tangibilité de l’hallucination. Comme avec la SF, une troisième réalité existe à mi-chemin entre les deux.

Bon, il faut que j’aille faire la vaisselle. Ce qui a plus de réalité que tout cela. Du moins je l’espère. En jetant un coup d’œil à l’égouttoir derrière moi, je vois soixante-dix assiettes sales reprendre forme avec réticence quand elles s’aperçoivent que je les regarde. Je ferais mieux de les laver avant qu’elles perdent patience et disparaissent à nouveau.

Ai-je dit qu’en fait c’est Tessa qui a écrit cette lettre et qu’elle me rêve ? Qu’elle a été mon nègre pour cette lettre ? Que je suis mort ? (Moi qui croyais que le mort était toujours le fantôme[16]…)

Je viens de me relire. On pourrait objecter que Tessa et moi avons peut-être fusionné deux systèmes défectueux et conflictuels en un seul, défectueux, qu’il nous plaît de partager. Le fait que nous y participions tous les deux et qu’il nous satisfasse ne prouve rien. Un cancéreux qui refuse d’admettre sa maladie peut très bien s’en porter jusqu’à ce que son cœur cesse de battre, et il paye à ce moment-là un prix terrible, le pire de tous : au lieu de prendre petit à petit conscience de toute cette réalité, il doit l’affronter condensée en un seul instant. Il ne fait que la reporter à plus tard. La compresser dans le temps accroît son intensité. « Courir à l’échec », selon l’expression populaire. Pour les Grecs, les dieux finissent toujours par se venger de l’humain qui les défie avec son hubris, et l’hubris ultime, le grand péché ultime contre les dieux, c’est de nier leur existence. Tessa et moi ne nous contentons pas de nier certaines parties de la réalité : nous dénions toute existence à la réalité elle-même. Comme dans « Les mangeurs de lotus » de Tennyson, il semble que nous disions « laissez-nous tranquilles ». En fait, nous ne disons pas « rien n’est réel », un point c’est tout, mais « nous avons perdu soit la capacité, soit le critère qui nous permet de déterminer ce qui est réel, aussi à la place établissons-nous qui est réel. Et comme il y a beaucoup de qui, nous n’aboutirons probablement pas à une seule réalité mais à plusieurs, autant qu’il y a de personnes authentiques ». En l’occurrence, dans notre relation, l’autre est comme « le réel qui » plutôt que « le réel que ». Il y a des objections évidentes à cela, mais au moins ne peut-on nous accuser de réification. Il me semble que de nos jours le monde a un peu trop tendance  – une tendance pernicieuse  – à transformer les gens en objets  – ce qui leur cause probablement plus de mal que n’importe quoi d’autre. Au pire, ce que nous faisons nous, c’est transformer tout ce que nous rencontrons en entités vivantes. Ce qui a, j’imagine, une qualité primitive, un animisme. Aussi ferions-nous bien de le diriger en général vers ce qui, sans doute, constitue déjà les portions animées de notre environnement : les autres gens. À dire vrai, je me rattache moins à la vision du monde de Tessa qu’à Tessa elle-même, et c’en est le cœur ; c’est, vraiment, le cœur de Tessa, non sa tête, si confuse et paumée qu’elle en ressemble à la mienne. Elle a reçu hier le premier exemplaire de sa revue Intellectual Digest, ça l’excitait beaucoup. Plus tard dans la soirée, elle l’a repris pour écraser un chrysope qui voltigeait au-dessus du canapé et, en bloquant son coup, j’ai provoqué la désintégration de la revue telle que nous la connaissons. Je me suis alors confondu en excuses, ce qui l’a stupéfiée. « La revue s’en fiche, a-t-elle dit, le chrysope, non. Je contemplais souvent leurs nuées dans le ciel, ils sont si jolis. » Pour elle, toutes les idées exprimées dans la revue, si brillantes et importantes soit-elles, ne valent pas la vie d’un insecte, et nous avons là un exemple de la bonté de cœur de Tessa. « Nous pouvons acheter un autre exemplaire de la revue, a-t-elle dit, mais un autre chrysope ne serait pas le même chrysope. » Je suis sûr que le chrysope que j’ai épargné serait d’accord, et je le suis moi aussi.